La généalogie et le travail du care

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Dans ma première série d’articles sur ce blog, « Les femmes : grandes oubliées des arbres généalogiques »1, je me suis intéressée au rapport que la généalogie entretient avec les femmes, en explorant les raisons et les conséquences de leur exclusion de la plupart des recherches. Pour cette nouvelle série, j’ai eu envie de renverser la perspective et de m’intéresser au rapport que les femmes, elles, entretiennent avec la généalogie. Quelles sont les motivations derrière leurs recherches? Qu’est-ce que leurs enquêtes leur permettent d’accomplir? Quelle place occupe la notion de genre dans leurs pratiques? La généalogie est-elle, pour les femmes qui s’y adonnent, source d’émancipation féministe?

Les pratiques généalogiques individuelles sont, très souvent, une affaire familiale. On fait de la généalogie pour retrouver ses ancêtres, pour partager nos découvertes avec nos proches et pour léguer aux générations futures une meilleure connaissance de leur passé. Il m’a donc semblé logique de commencer par voir si la généalogie pouvait s’inscrire dans le rôle traditionnellement attribué aux femmes dans la cellule familiale : le care.

« The Spring Clean », artiste inconnu. Source : Wikimedia Commons

Qu’est-ce que le care?

Le terme care a d’abord été popularisé par Carol Gilligan, qui parlait plus précisément d’éthique du care. Ses travaux mettaient en relief les bases particulières sur lesquelles repose le jugement moral et éthique des femmes, qui serait davantage contextuel et ancré dans le maintien des relations humaines et dans l’interdépendance des individus (voir Gilligan, 2008 [1982]). Le concept de care a éventuellement dépassé les questions de philosophie et de psychologie auxquelles s’intéressait Gilligan. Les théories féministes font aujourd’hui très souvent référence au « travail du care ». On entend par là un ensemble de tâches concrètes (on pourrait aussi dire physiques, matérielles) ou moins visibles (relevant davantage de l’immatériel), qui visent à prendre soin des autres et du monde qui nous entoure. 
Ces tâches sont généralement (du moins dans nos sociétés patriarcales) attribuées aux femmes. Joan Tronto, une chercheuse qui s’est notamment intéressée au care, définit le concept ainsi : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (Tronto, 2009 [1993] : 143).

Le concept comprend ainsi le travail ménager (l’entretien du logis, la planification, la préparation des repas, l’achat de biens pour le ménage, l’éducation des enfants, etc (voir Robert, 2017 : 15)), mais aussi une manière de percevoir le monde et les autres et une façon d’être préoccupé par eux, d’avoir conscience de la responsabilité que nous avons à leur égard et de se soucier de leur bien-être (Garrau et Le Goff, 2010 : 5). On peut penser à l’écoute et l’empathie nécessaires pour s’adapter à ses proches et les aider, aux petites attentions qui permettent d’entretenir une relation, etc. 
Le travail du care s’inscrit aussi dans la fameuse division public-privé dont j’ai discuté dans mes précédents articles (et particulièrement ici). Pour empêcher les femmes d’accéder à la sphère publique, aux lieux de décision et de pouvoir, le système patriarcal les a historiquement reléguées à la sphère privée, notamment en les assignant au travail du care au sein de leur famille (Bereni et Revillard, 2009).

La recherche généalogique et la pratique du care

La généalogie peut, elle aussi, être une forme de travail du care. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, « Family webs : the impact of women genealogy research on family communication » (Réseaux familiaux : l’impact des recherches généalogiques des femmes sur les communications familiales), Amy M. Smith (2008) a interviewé 22 femmes généalogistes pour comprendre comment leurs pratiques généalogiques s’inscrivaient dans leurs environnements familiaux ainsi que dans la société patriarcale dans laquelle nous vivons. Les résultats de ces entrevues la mènent à nommer le care comme étant une composante très importante des pratiques généalogiques des femmes. Elle explique notamment que la recherche généalogique joue un rôle clé dans la construction des identités individuelles des membres de la famille et dans l’identité de la famille comme un tout. La généalogie, parce qu’elle permet de mieux comprendre l’histoire de notre famille, peut aussi être d’une grande utilité pour la guérison des traumas intergénérationnels ou pour vivre plus sereinement certains deuils. S’occuper de la généalogie familiale peut ainsi être un moyen de prendre soin, à la fois des individus qui composent une famille et des liens qui les unissent.

Est-ce que cela signifie que la généalogie est une pratique opprimante, qui enferme les femmes? Pas du tout! Le travail du care n’est pas opprimant en soi : c’est plutôt sa dévalorisation, l’absence de reconnaissance pour celles qui le pratiquent, son instrumentalisation pour éloigner les femmes de la sphère publique et son inégale répartition entre les hommes et les femmes qui font l’objet de dénonciations par les féministes. 

« Mother and Child (The Goodnight Hug) », Mary Cassat. Source : Wikimedia Commons.

Care et émancipation

Le care est par ailleurs revendiqué comme pouvant s’inscrire dans une démarche d’émancipation féministe. Certaines théoriciennes considèrent le care comme fondamentalement subversif, car il « permet de montrer clairement l’importance de valoriser ce que les femmes valorisent, et non pas permettre aux femmes d’accéder à ce que les hommes valorisent » (Savard-Laroche, 2020 : 63). Certaines théoriciennes vont jusqu’à dire que « le care n’est ni plus ni moins qu’une réponse cohérente, à la fois réaliste et visionnaire, aux écueils des paradigmes dominants » (Bourgault et Perreault, 2015 : 14). L’idée de prendre soin de notre environnement et des autres, de ne pas stigmatiser la dépendance et la vulnérabilité mais de plutôt mettre de l’avant l’interdépendance entre les humain.e.s peut être une façon de contrer les idéologies capitalistes et coloniales qui détruisent l’environnement et valorisent l’autonomie, l’individualité et l’indépendance au détriment de la solidarité.

Une pratique généalogique ancrée dans le care pourrait ainsi, sous certaines circonstances, contribuer à la valorisation des éthiques du care et à une certaine émancipation féministe. Dans sa thèse, Amy M. Smith dénote d’ailleurs qu’en s’intéressant aux connexions entre les individus, mais aussi entre des familles entières, les généalogistes arrivent à voir l’interconnexion qui existe entre tous les êtres humains (Smith, 2008 : 107). Entre cette interconnexion et l’interdépendance mise de l’avant par les éthiques du care, il n’y a qu’un pas!

Il faut aussi se rappeler que le care n’est qu’un aspect des pratiques généalogiques des femmes. Il existe bien sûr autant de rapports à la généalogie qu’il existe de femmes qui la pratiquent, et ceux-ci peuvent par ailleurs se révéler très émancipateurs sous une multitude d’autres angles : ce sera d’ailleurs le sujet de la deuxième partie de cette série d’articles.

Audrey Pepin


1 Vous pouvez lire en cliquant sur les liens la partie 1,la  partie 2 et la partie 3

Bibliographie :

Bereni, Laure et Revillard Anne. (2009). « La dichotomie “Public-Privé’’ à l’épreuve des critiques féministes: de la théorie à l’action publique ». Dans Genre et action publique : la frontière public-privé en questions, Muller, P. et Sénac-Slawinski, R (dir.). Paris : L’Harmattan. p. 27-55.

Bourgault, Sophie et Perreault, Julie. (2015). « Introduction. Le féminisme du care, d’hier à aujourd’hui ». Dans L’éthique du care. Montréal : Remue-Ménage. p.9-25.

Garrau, Marie et Le Goff, Alice. (2010). Care, justice et dépendance. Introduction aux théories du care. Paris : Presses Universitaires de France. 160 p.

Gilligan, Carol. (2008 [1982]). Une voix différente : pour une éthique du care. Paris : Flammarion. 284 p.

Robert, Camille. (2017). Toutes les femmes sont d’abord ménagères. Montréal : Éditions Somme Toute. 180 p.

Savard-Laroche, Sophie (2020). Travail et justice du care. (Mémoire de maîtrise). Université Laval.

Smiths, Amy M. (2008). Family Webs: The Impact of Women’s Genealogy, Research on Family Communication. (Thèse de doctorat). Graduate College of Bowling Green State University.

Tronto, Joan C. (2009 [1993]). Un monde vulnérable, pour une politique du care. Paris : La Découverte, 240 pages.