Les Cercles de Fermières du Québec : des associations féminines, mais pas féministes ?

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Il y a quelques semaines, alors que je fouillais dans la banque de données de Généalogie Québec, je suis tombée sur un dossier, dans le fonds Raymond-Gingras, qui s’intitulait « Cercle de Fermières ».

La petite histoire de Saint-Antoine-de-Tilly, rédigée par le Cercle des Fermières de la municipalité. Source : Généalogie Québec, Fonds Raymond-Gingras.

À l’intérieur, j’ai trouvé une série de photographies d’un court texte produit par un Cercle de Fermières, qui relate l’histoire de Saint-Antoine-de-Tilly, une petite municipalité située dans Chaudière-Appalaches. Ma curiosité était piquée. Les Cercles de Fermières… Je me rappelais avoir déjà vu ce nom quelque part. Je savais que c’était une association de femmes, et qu’elles faisaient de l’artisanat. Pas grand chose de plus. Intriguée, je me suis lancée dans plus de recherches.

Qu’est-ce que sont les Cercles de Fermières du Québec ?

En fait, les Cercles de Fermières ne sont pas qu’un regroupement de femmes, mais la première association de femmes du Québec ! Ils ont été fondés en 1915 (un peu ironiquement) par un homme, Alphonse Désilets, un agronome qui défendait « le principe des associations rurales pour résoudre la crise du monde moderne » (Cohen, 1990 : 28). Les membres de l’association étaient, comme son nom l’indique, des fermières, et elles se regroupaient au sein des Cercles principalement pour s’entraider dans leurs diverses tâches et arriver à mieux subvenir aux besoins de leurs familles. Elles tenaient des jardins coopératifs ou s’aidaient à confectionner des vêtements pour la famille par exemple, contribuant à l’amélioration de leur qualité de vie. Les groupes sont alors sous la direction du Ministère de l’agriculture, de concert avec l’Église.

À partir de 1940, les Cercles gagnent progressivement en autonomie, jusqu’à ne plus dépendre ni de l’Église, ni de l’État. Au fur et à mesure que le Québec s’urbanise, on compte de moins en moins de fermières parmi les membres, mais le regroupement choisit de conserver son nom. Malgré l’évolution de la société, on observe une certaine continuité dans les activités des Cercles : les membres font toujours de l’artisanat, du tricot, du tissage et de la cuisine. Elles se considèrent comme les gardiennes du patrimoine artisanal et culinaire (Beaudoin et Joncas, 2021 : 46) et transmettent leurs savoirs à des membres plus jeunes, ou à la communauté plus large. Les Cercles sont aussi des lieux importants de sociabilité pour les femmes qui y participent, et ils permettent de briser l’isolement, chez les femmes retraitées par exemple. Les Cercles de Fermières occupent finalement une fonction politique, aidant leurs membres à s’informer en tant que citoyennes, tentant d’influencer les politiques gouvernementales, mais aussi en entretenant des liens avec diverses organisations (comme l’Union mondiale des femmes paysannes, la Coalition pour le contrôle des armes, le Réseau canadien du cancer du sein, etc) (Lagarde, 2015 : 5).

Les Cercles de Fermières participent grandement à la transmission des savoirs artisanaux au sein de la société québécoise. Ici, une enfant apprend à utiliser un métier à tisser lors d’un atelier donné par le Cercle de Fermières d’Alma. Source : Wikimedia Commons.

Cercles de Fermières et féminisme

Bien qu’ils soient une association de femmes, gérée par et pour les femmes, les Cercles de Fermières du Québec ne s’imposent pas au premier abord comme des groupes féministes. En effet, les Cercles se sont notamment prononcés contre le droit de vote des femmes et contre le droit à l’avortement. Bien que leurs positions aient évolué avec le temps, les Cercles s’inscrivent toujours dans la promotion des rôles traditionnellement attribués aux femmes, comme le soin de la famille et les tâches domestiques. Cette posture les écarte encore des revendications féministes, qui lient souvent l’émancipation et la possibilité pour les femmes de sortir des stéréotypes et des rôles genrés si elles le désirent.

Néanmoins, il serait à mon sens démesuré de les écarter complètement de l’histoire du féminisme au Québec. En effet, les Cercles ont fortement travaillé à l’amélioration des conditions de vie des femmes et ont été un moteur de valorisation des activités typiquement féminines, notamment en faisant la promotion des réalisations culinaires et artisanales de leurs membres. Ils sont aussi un lieu où l’éthique du care1 peut se vivre et se mettre en pratique. En effet, les Cercles de Fermières ont été créés d’abord pour favoriser l’entraide entre les femmes membres, mais au-delà de cette mission, les Cercles prennent aussi soin de leurs communautés plus larges, à travers par exemple l’organisation de repas communautaires, du bénévolat et des partenariats avec des associations caritatives ou l’influence qu’ils exercent sur les politiques publiques2. Surtout, bien que les Cercles fassent la promotion des rôles traditionnels que les femmes occupent dans la sphère privée, ils ont été à l’époque et sont peut-être à certains égards encore aujourd’hui, un espace public que les femmes peuvent habiter entièrement, où elles peuvent prendre la parole, s’exprimer, effectuer du travail organisationnel, et même faire de la politique3, bref, où elles peuvent, apprendre le travail typiquement masculin mais l’effectuer à leur manière.

Les Cercles de Fermières occupent donc une position très particulière dans notre histoire et sont victimes d’un double effacement : on en parle peu lorsqu’on fait l’histoire du Québec, parce qu’on y parle peu des femmes en général ; mais on en parle aussi peu lorsque nous construisons une histoire des femmes dans une perspective féministe, puisque leurs prises de positions déviaient (et dévient toujours, à certains égards) de celles prises par le mouvement féministe. Il est pourtant impossible de nier le rôle que les Cercles ont joué autant globalement dans l’histoire de la société québécoise que plus spécifiquement dans l’histoire des femmes au Québec. Ils ont été un des premiers moteurs d’autonomisation et d’affirmation des femmes, favorisant leur sortie de la sphère privée et familiale (Cohen, 1990 : 263). Les Cercles ont aussi participé pleinement à l’élaboration du projet national. En effet, à travers leurs demandes formulées à l’État et leur rejet de l’influence du clergé sur leur organisation, elles ont participé à l’établissement de deux piliers centraux au développement du Québec : le développement d’un État moderne et protecteur et la déconfessionnalisation de la société (Cohen, 1990 : 263). Comme toute organisation, il convient bien sûr de ne pas idéaliser les Cercles de Fermières et de souligner leurs limites, notamment en termes de positionnement féministe. Toutefois, il me semble aussi essentiel de visibiliser leur contribution à l’histoire des femmes et de la société québécoise.

Pour en apprendre plus sur les Cercles de Fermières du Québec, je vous invite vivement à lire le livre Femmes de Parole : l’histoire des Cercles de Fermières du Québec, de Yolande Cohen (1990) ou à visionner le documentaire Fermières réalisé par Annie Saint-Pierre (2013).

Audrey Pepin


1 L’éthique du care est ancrée dans le maintien des relations humaines et dans l’interdépendance des individus. Le care vise à « maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (Tronto, 2009 [1993] : 143).  Pour plus de détails, vous pouvez consulter mon article sur la généalogie et le care ici. Il est également important de noter que cette éthique peut par ailleurs clairement être liée aux valeurs chrétiennes de l’organisation.

2 Elles sont notamment à l’origine des programmes de distribution de berlingots de lait dans les écoles (Radio-Canada, 2015).

3 Je pense notamment aux femmes qui s’impliquent dans l’organisation des Cercles et qui sont démocratiquement élues comme présidentes, que ce soit au niveau régional ou national.

Bibliographie :

Beaudoin, Christiane et Joncas, Gisèle. « Le Cercle de Fermières de Gaspé : 50 ans par et pour les femmes ». Magazine Gaspésie, vol.57, no.3 (199), p.46-48.

Cohen, Yolande (1990). Femmes de parole : l’histoire des Cercles de Fermières du Québec 1915-1990. Montréal : Le Jour Éditeur, 315 pages.

Lagarde, Louise (2015). « Les Cercles de Fermières du Québec : 100 ans de savoir à partager ». Histoire Québec, vol.20, no.3, p.5-9.

Radio-Canada (2015). « Les Cercles de Fermières », segment de l’émission L’épicerie, 13:37 – 18:10. Consulté le 13 février 2023 : https://curio.ca/fr/catalog/533431a2-2c93-4945-b476-f87009fc0158

Saint-Pierre, Annie (2013). Fermières, documentaire.

Tronto, Joan C. (2009 [1993]). Un monde vulnérable, pour une politique du care. Paris : La Découverte, 240 pages.

Démystifier l’histoire des femmes au Québec

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Dans mon dernier article, la généalogie et l’histoire des femmes, je discutais des façons dont la généalogie peut éclairer l’histoire des femmes, que ce soit en mettant en lumière certaines oppressions (les injonctions au mariage et à la maternité, voire l’esclavage par exemple), ou encore leurs nombreuses contributions à la société, que ce soit au sein de la famille ou encore comme religieuses, sage-femmes ou couturières. Pour pouvoir faire ce travail de mise en lumière, il faut tout de même connaître un peu le contexte dans lequel les femmes évoluaient. Un bon point de départ pour ce faire est l’ouvrage L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles du Collectif Clio (1982). 

Le Collectif Clio était composé de quatre historiennes : Marie Lavigne, Jennifer Stoddart, Micheline Dumont et Michèle Jean. Le nom est inspiré de la mythologie grecque : Clio, fille de Mnémosyne, la déesse de la mémoire, est en effet la Muse de l’Histoire. Les quatre autrices semblent avoir été inspirées par des questionnements généalogiques. Elles ouvrent en effet leur livre avec cette courte anecdote :

À gauche, portrait de Clio, Muse de l’Histoire, réalisé par Johannes Moreelse ; à droite, portrait de Mnemosyne, déesse de la mémoire, réalisé par Dante Gabriel Rossetti. Source : Wikimedia Commons.

« Anne, sept ans, était assise dans le coin de la cuisine et cherchait ses aïeules. Comme si elle récitait une comptine, elle énumérait :  »Ma mère s’appelle Juliette, la mère de Juliette est Rebecca, la mère de Rebecca est Maria, la mère de Maria est Émilie… » […] Quand à l’école, on lui apprendrait l’histoire, personne ne pourrait lui dire ce qu’Émilie, son arrière-arrière-grand-mère avait fait » (Collectif Clio, 1982 : 9).

En effet, au moment où les quatre historiennes se réunissent, dans les années 70, il n’existait aucun ouvrage qui fasse une synthèse de l’histoire des femmes au Québec : c’est dans l’objectif d’en créer un qu’elles ont donc décidé de travailler ensemble. Elles voulaient notamment montrer que « Les femmes n’étaient pas que spectatrices, elles étaient également actrices de l’histoire » (Collard, 2012). Par là, elles n’entendaient pas seulement les « grandes femmes » comme Thérèse Casgrain ou Marguerite Bourgeoys, mais aussi les centaines de milliers d’Émilie, des femmes qu’on considérait comme « insignifiantes » (Collectif, Clio, 1982 : 9).

L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles peut donc nous en apprendre beaucoup sur ces femmes « ordinaires » qui se retrouvent souvent dans nos arbres généalogiques. Comme son nom l’indique, le livre couvre quatre siècles d’histoire, de 1617 à 1979. Il pourra donc nous être utile dans nombre de recherches généalogiques ! Divisé en six périodes (les commencements 1671-1701 ; la stabilité 1701-1832 ; les bouleversements 1832-1900 ; les contradictions 1900-1940 ; l’impasse 1940-1969 ; et l’éclatement 1969-1979), l’ouvrage traite d’une grande diversité de sujets. On y retrouve des détails sur les aspects souvent considérés comme « banals » de la vie (les modalités qui entouraient la vie familiale ou le travail par exemple), mais aussi des éclaircissements sur la manière dont des événements politiques importants, comme les grandes guerres ou les changements de régime, ont bouleversé la vie des femmes.

Couverture du livre L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles du Collectif Clio (1982)

En quatrième de couverture de ce livre du Collectif Clio, on peut lire « Certains diront peut-être : ‘’Encore un livre sur les femmes!’’ Ils se trompent. C’est un autre livre d’histoire. C’est l’histoire dite autrement » (Collectif Clio, 1982). Cette courte citation annonce déjà qu’il ne s’agit pas que de féminisme, mais bien d’avoir une vision plus complète de l’histoire. Elle résume bien l’intérêt que nous devrions porter, à mon avis, en tant que généalogistes, aux enjeux soulevés par le Collectif. Le livre a par ailleurs connu un vif succès (après tout, nous sommes encore en train d’en parler alors qu’il fête cette année son quarantième anniversaire) et a grandement contribué à faire avancer les choses, mais on ne peut pas dire qu’il n’y a aujourd’hui plus de travail à faire pour la reconnaissance de l’histoire des femmes. Une réforme du programme scolaire aiderait certainement, et comme généalogistes, nous pouvons aussi certainement y contribuer.

Malgré cette volonté d’universalisation, le Collectif Clio n’a pas pu tout couvrir : c’est bien normal, des angles morts, il y en a dans tous les livres d’histoire. Mais il faut tout de même éviter d’universaliser les expériences qui sont décrites dans L’histoire des femmes au Québec. Les femmes racisées (en particulier les femmes noires), les femmes autochtones, les femmes immigrantes, de même que les femmes lesbiennes, entre autres, sont parfois mentionnées, mais auraient certainement gagné à occuper une place plus importante dans l’ouvrage : après tout, elles ont, elles aussi, été partie prenante de l’histoire du Québec et il ne faudrait surtout pas l’oublier. On gagnera ainsi à lire le livre avec un oeil critique, en gardant en tête dans une perspective intersectionnelle que d’autres axes d’oppression, comme la race, conditionnent le vécu des femmes. L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles reste d’une grande utilité, en particulier pour analyser le vécu des femmes québécoises blanches et hétérosexuelles à travers les siècles.

Vous trouverez une foule de références pour creuser des sujets plus spécifiques dans la bibliographie de L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles. Je vous laisse aussi quelques suggestions d’ouvrages parus après la publication du livre du Collectif Clio et qui, par conséquent, ne peuvent pas s’y retrouver. Encore une fois, les vécus des femmes blanches et hétérosexuelles sont souvent au centre de ces ouvrages. Si vous avez d’autres références qui traitent de l’histoire des femmes au Québec en tête, n’hésitez pas à m’écrire, en particulier si celles-ci se concentrent sur la réalité des femmes marginalisées (immigrantes, non-blanches, non-hétérosexuelles, etc). Je pourrai les ajouter ici et nous pourrons ainsi constituer une banque de références sur l’histoire des femmes qui pourra sans aucun doute enrichir nos recherches généalogiques.

Audrey Pepin


Banque de références sur l’histoire des femmes :

Général :

Collectif Clio (1982). L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles. Montréal : Les Quinze, 521 p.

Bouchard, Serge, Lévesque, Marie-Christine et Back, Francis (2011). Elles ont fait l’Amérique. Montréal : LUX, 452 p.

Travail des femmes :

Bazinet, Sylvain (2020). Dictionnaire des artistes québécoises avant le droit de vote. Montréal : Sylvain Bazinet, 306 p.

Gousse, Suzanne (2013). Couturières en Nouvelle-France. Québec : Septentrion, 280 p.

Robert, Camille. (2017). Toutes les femmes sont d’abord ménagères. Montréal : Éditions Somme Toute. 180 p.

Autres références dans cet article :

Bernard, Jean-Paul (1983). « Le collectif Clio, L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles ». Recherches sociographiques, vol. 24, no. 3, p. 423–428. 

Collard, Nathalie (2012, 8 mars). « Il y a 30 ans, le Collectif Clio ». La Presse. Récupéré de : https://www.lapresse.ca/arts/livres/201203/08/01-4503559-il-y-a-30-ans-le-collectif-clio.php 

Lequin, Lucie (1992). « L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles ». Canadian Woman Studies, vol. 13, no. 1, p.107-108.

Picard, Ghislain (2018, 26 septembre). « Non, les Autochtones ne sont pas des Amérindiens ». HuffPost Québec. Récupéré de https://quebec.huffingtonpost.ca/ghislain-picard/autochtones-pas-amerindiens-terminologie-colonialisme_a_23541813/

La généalogie et l’histoire des femmes

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(Cet article fait suite à La généalogie et le travail du care)

En tant que généalogistes, nous avons accès à des petites fenêtres sur le passé. Nos histoires familiales, la vie de nos ancêtres, s’inscrivent dans le contexte beaucoup plus large de la société dans laquelle ils et elles ont vécu. Si nous sommes attentif.ve.s dans nos recherches, nous pouvons en percevoir des bribes. Ces petites parcelles de passé peuvent être très instructives et nous aider à mieux comprendre certaines réalités. En ce sens, il me semble que la généalogie peut servir l’émancipation féministe : elle peut éclairer l’histoire des femmes.

En effet, la généalogie peut nous en apprendre beaucoup sur les conditions de vie des femmes à différentes époques. Lors de nos recherches généalogiques, nous sommes amené.e.s à découvrir combien d’enfants ont eu nos ancêtres, à quel intervalle, combien ont survécu, quel âge elles avaient au moment de leur(s) mariage(s) et de leur(s) accouchement(s), si elles ont été veuves, combien de fois, à quel âge, etc. À partir de ces faits, on peut reconstruire leurs histoires de vie, partiellement bien sûr, puisqu’elles ne peuvent se résumer entièrement à leur contexte familial. Toutefois, le rôle des femmes ayant souvent été de s’occuper de la famille, ces faits peuvent nous en apprendre beaucoup sur leurs quotidiens, les grandes étapes de leurs vies et les défis qu’elles ont traversés.

Source: Fiche d’individu 13420, PRDH-IGD.com
Source: Fiche de famille 4903, PRDH-IGD.com
Les fiches d’individu et de famille de Marie Catherine Sicotte, provenant de PRDH-IGD.com nous donnent un aperçu relativement détaillé de la vie de Marie Catherine; son lieu et sa date de naissance, mariage et décès, le nom de ses parents ainsi que la liste de ses enfants incluant le lieu et la date de leur naissance, mariage et décès.

On peut également très certainement voir dans ces informations les différentes façons dont le patriarcat a influencé la vie des femmes. Les normes sociales, parfois subtiles et les lois, beaucoup plus concrètes entourant par exemple les injonctions au mariage et à la maternité, l’accès à la contraception et à l’avortement, se reflètent directement dans nos arbres généalogiques et dans nos histoires de famille. Lorsque nous connectons les histoires de vie de plusieurs générations, nous pouvons même constater comment ces influences ont évolué à travers les décennies, voire les siècles.

La généalogie peut aussi permettre de comprendre quel rôle les femmes jouaient au sein de la société. Si les documents dont nous nous servons dans une recherche généalogique mentionnent souvent le métier des hommes, c’est beaucoup plus rarement le cas pour les femmes, qui s’occupaient généralement de la famille ou qui aidaient, dans l’ombre, leur mari avec l’entreprise familiale. Toutefois, il existe une exception : le travail de sage-femme! Les sages-femmes qui ont aidé un enfant à naître sont ainsi parfois mentionnées sur les actes de baptême.

“Née de parents inconnus à Québec, à nous présentée par Marie Guérin sage femme de cette paroisse.”
Source:Acte 2953156, LAFRANCE, GenealogieQuebec.com

Les rôles que les femmes jouaient au sein de nos sociétés sont rarement valorisés. Ils étaient pourtant d’une importance capitale! Les sages-femmes pouvaient être des ressources médicales de proximité indispensables, surtout dans des villages plus petits ou éloignés où l’accès à un médecin n’était pas toujours garanti (Laforce, 1983 :7 ; Bates et al, 2005 :18). Le travail ménager et l’éducation des enfants sont également essentiels dans n’importe quelle famille, et c’est souvent parce que les femmes s’en occupaient que les hommes étaient en mesure de se consacrer à d’autres activités, plus publiques et davantage vues comme importantes (comme la politique, l’art, la science, etc).

Cette dévalorisation se poursuit encore aujourd’hui : il n’est pas rare que les femmes qui choisissent de rester à la maison sont considérées comme ne travaillant pas (comme le soulignait déjà la pièce de théâtre « Môman travaille pas, a trop d’ouvrage » (Théâtre des cuisines, 1976)), et les emplois traditionnellement féminins sont significativement sous-payés. Comme le souligne la Fondation canadienne des femmes : «  les classes professionnelles à majorité féminine sont généralement perçues comme non qualifiées, car les tâches en question sont généralement associées au travail domestique dont les femmes se chargent gratuitement au foyer » (Fondation canadienne des femmes, 2021). En mettant ces rôles de l’avant dans nos recherches généalogiques, nous pouvons participer à les revaloriser, afin que les contributions des femmes du passé et du présent soient davantage reconnues.

Ce genre de recherches généalogiques permet aussi de faire le pont entre les histoires familiales, personnelles à chaque chercheur.euse et l’histoire beaucoup plus globale d’une société. La généalogie participe ainsi à lier les sphères publique et privée, que le modèle patriarcal nous présente comme fondamentalement opposées (Bereni et Revillard, 2009). Cette opposition est directement liée à l’oppression des femmes : c’est parce qu’il s’agit de domaines complètement différents, voire incompatibles que l’assignement des femmes à la sphère privée les exclut de facto de la sphère publique.

Les féministes se sont donc attelées à déconstruire cette opposition : c’est notamment cette idée qui est portée par le célèbre slogan des féministes radicales « le privé est politique ». On pourrait ainsi considérer que certaines pratiques généalogiques, en liant les deux sphères et en brouillant la frontière qui les sépare, participent à cette déconstruction et au projet d’émancipation féministe !

Audrey Pepin


Bibliographie :

Bates, Christina, Dodd, Diane et Rousseau, Nicole (2005). Sans Frontières : quatre siècles de soins infirmiers canadiens. Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa. 248 p.

Bereni, Laure et Revillard Anne. (2009). « La dichotomie “Public-Privé’’ à l’épreuve des critiques féministes: de la théorie à l’action publique ». Dans Genre et action publique : la frontière public-privé en questions, Muller, P. et Sénac-Slawinski, R (dir.). Paris : L’Harmattan. p. 27-55.

Fondation canadienne des femmes (2021). L’écart salarial entre hommes et femmes au Canada : les faits [En-Ligne]. Récupéré de : https://canadianwomen.org/fr/les-faits/lecart-salarial/ 

Laforce, Hélène (1983). L’évolution du rôle de la sage-femme dans la région de Québec de 1620 à 1840. (Mémoire de maîtrise). Québec : Université Laval, 368 p. Récupéré de : https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/28994 

Théâtre des cuisines. (1976). Môman travaille pas, a trop d’ouvrage. Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage, 78 p.

La généalogie et le travail du care

Dans ma première série d’articles sur ce blog, « Les femmes : grandes oubliées des arbres généalogiques »1, je me suis intéressée au rapport que la généalogie entretient avec les femmes, en explorant les raisons et les conséquences de leur exclusion de la plupart des recherches. Pour cette nouvelle série, j’ai eu envie de renverser la perspective et de m’intéresser au rapport que les femmes, elles, entretiennent avec la généalogie. Quelles sont les motivations derrière leurs recherches? Qu’est-ce que leurs enquêtes leur permettent d’accomplir? Quelle place occupe la notion de genre dans leurs pratiques? La généalogie est-elle, pour les femmes qui s’y adonnent, source d’émancipation féministe?

Les pratiques généalogiques individuelles sont, très souvent, une affaire familiale. On fait de la généalogie pour retrouver ses ancêtres, pour partager nos découvertes avec nos proches et pour léguer aux générations futures une meilleure connaissance de leur passé. Il m’a donc semblé logique de commencer par voir si la généalogie pouvait s’inscrire dans le rôle traditionnellement attribué aux femmes dans la cellule familiale : le care.

« The Spring Clean », artiste inconnu. Source : Wikimedia Commons

Qu’est-ce que le care?

Le terme care a d’abord été popularisé par Carol Gilligan, qui parlait plus précisément d’éthique du care. Ses travaux mettaient en relief les bases particulières sur lesquelles repose le jugement moral et éthique des femmes, qui serait davantage contextuel et ancré dans le maintien des relations humaines et dans l’interdépendance des individus (voir Gilligan, 2008 [1982]). Le concept de care a éventuellement dépassé les questions de philosophie et de psychologie auxquelles s’intéressait Gilligan. Les théories féministes font aujourd’hui très souvent référence au « travail du care ». On entend par là un ensemble de tâches concrètes (on pourrait aussi dire physiques, matérielles) ou moins visibles (relevant davantage de l’immatériel), qui visent à prendre soin des autres et du monde qui nous entoure. 
Ces tâches sont généralement (du moins dans nos sociétés patriarcales) attribuées aux femmes. Joan Tronto, une chercheuse qui s’est notamment intéressée au care, définit le concept ainsi : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (Tronto, 2009 [1993] : 143).

Le concept comprend ainsi le travail ménager (l’entretien du logis, la planification, la préparation des repas, l’achat de biens pour le ménage, l’éducation des enfants, etc (voir Robert, 2017 : 15)), mais aussi une manière de percevoir le monde et les autres et une façon d’être préoccupé par eux, d’avoir conscience de la responsabilité que nous avons à leur égard et de se soucier de leur bien-être (Garrau et Le Goff, 2010 : 5). On peut penser à l’écoute et l’empathie nécessaires pour s’adapter à ses proches et les aider, aux petites attentions qui permettent d’entretenir une relation, etc. 
Le travail du care s’inscrit aussi dans la fameuse division public-privé dont j’ai discuté dans mes précédents articles (et particulièrement ici). Pour empêcher les femmes d’accéder à la sphère publique, aux lieux de décision et de pouvoir, le système patriarcal les a historiquement reléguées à la sphère privée, notamment en les assignant au travail du care au sein de leur famille (Bereni et Revillard, 2009).

La recherche généalogique et la pratique du care

La généalogie peut, elle aussi, être une forme de travail du care. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, « Family webs : the impact of women genealogy research on family communication » (Réseaux familiaux : l’impact des recherches généalogiques des femmes sur les communications familiales), Amy M. Smith (2008) a interviewé 22 femmes généalogistes pour comprendre comment leurs pratiques généalogiques s’inscrivaient dans leurs environnements familiaux ainsi que dans la société patriarcale dans laquelle nous vivons. Les résultats de ces entrevues la mènent à nommer le care comme étant une composante très importante des pratiques généalogiques des femmes. Elle explique notamment que la recherche généalogique joue un rôle clé dans la construction des identités individuelles des membres de la famille et dans l’identité de la famille comme un tout. La généalogie, parce qu’elle permet de mieux comprendre l’histoire de notre famille, peut aussi être d’une grande utilité pour la guérison des traumas intergénérationnels ou pour vivre plus sereinement certains deuils. S’occuper de la généalogie familiale peut ainsi être un moyen de prendre soin, à la fois des individus qui composent une famille et des liens qui les unissent.

Est-ce que cela signifie que la généalogie est une pratique opprimante, qui enferme les femmes? Pas du tout! Le travail du care n’est pas opprimant en soi : c’est plutôt sa dévalorisation, l’absence de reconnaissance pour celles qui le pratiquent, son instrumentalisation pour éloigner les femmes de la sphère publique et son inégale répartition entre les hommes et les femmes qui font l’objet de dénonciations par les féministes. 

« Mother and Child (The Goodnight Hug) », Mary Cassat. Source : Wikimedia Commons.

Care et émancipation

Le care est par ailleurs revendiqué comme pouvant s’inscrire dans une démarche d’émancipation féministe. Certaines théoriciennes considèrent le care comme fondamentalement subversif, car il « permet de montrer clairement l’importance de valoriser ce que les femmes valorisent, et non pas permettre aux femmes d’accéder à ce que les hommes valorisent » (Savard-Laroche, 2020 : 63). Certaines théoriciennes vont jusqu’à dire que « le care n’est ni plus ni moins qu’une réponse cohérente, à la fois réaliste et visionnaire, aux écueils des paradigmes dominants » (Bourgault et Perreault, 2015 : 14). L’idée de prendre soin de notre environnement et des autres, de ne pas stigmatiser la dépendance et la vulnérabilité mais de plutôt mettre de l’avant l’interdépendance entre les humain.e.s peut être une façon de contrer les idéologies capitalistes et coloniales qui détruisent l’environnement et valorisent l’autonomie, l’individualité et l’indépendance au détriment de la solidarité.

Une pratique généalogique ancrée dans le care pourrait ainsi, sous certaines circonstances, contribuer à la valorisation des éthiques du care et à une certaine émancipation féministe. Dans sa thèse, Amy M. Smith dénote d’ailleurs qu’en s’intéressant aux connexions entre les individus, mais aussi entre des familles entières, les généalogistes arrivent à voir l’interconnexion qui existe entre tous les êtres humains (Smith, 2008 : 107). Entre cette interconnexion et l’interdépendance mise de l’avant par les éthiques du care, il n’y a qu’un pas!

Il faut aussi se rappeler que le care n’est qu’un aspect des pratiques généalogiques des femmes. Il existe bien sûr autant de rapports à la généalogie qu’il existe de femmes qui la pratiquent, et ceux-ci peuvent par ailleurs se révéler très émancipateurs sous une multitude d’autres angles : ce sera d’ailleurs le sujet de la deuxième partie de cette série d’articles.

Audrey Pepin


1 Vous pouvez lire en cliquant sur les liens la partie 1,la  partie 2 et la partie 3

Bibliographie :

Bereni, Laure et Revillard Anne. (2009). « La dichotomie “Public-Privé’’ à l’épreuve des critiques féministes: de la théorie à l’action publique ». Dans Genre et action publique : la frontière public-privé en questions, Muller, P. et Sénac-Slawinski, R (dir.). Paris : L’Harmattan. p. 27-55.

Bourgault, Sophie et Perreault, Julie. (2015). « Introduction. Le féminisme du care, d’hier à aujourd’hui ». Dans L’éthique du care. Montréal : Remue-Ménage. p.9-25.

Garrau, Marie et Le Goff, Alice. (2010). Care, justice et dépendance. Introduction aux théories du care. Paris : Presses Universitaires de France. 160 p.

Gilligan, Carol. (2008 [1982]). Une voix différente : pour une éthique du care. Paris : Flammarion. 284 p.

Robert, Camille. (2017). Toutes les femmes sont d’abord ménagères. Montréal : Éditions Somme Toute. 180 p.

Savard-Laroche, Sophie (2020). Travail et justice du care. (Mémoire de maîtrise). Université Laval.

Smiths, Amy M. (2008). Family Webs: The Impact of Women’s Genealogy, Research on Family Communication. (Thèse de doctorat). Graduate College of Bowling Green State University.

Tronto, Joan C. (2009 [1993]). Un monde vulnérable, pour une politique du care. Paris : La Découverte, 240 pages.

Quelle place pour les femmes dans la toponymie québécoise?

Lors d’une recherche généalogique, il n’est pas rare que les lieux jouent un rôle de grande importance : ils peuvent servir à confirmer l’identité d’une personne ou à orienter nos recherches lorsque nous sommes à la quête d’un·e ancêtre.

Même s’ils ne jouent pas un rôle central dans notre enquête, du moment où nous consultons des sources modernes, que ce soit un acte d’état des personnes ou un recensement nominatif, nous rencontrerons nécessairement divers toponymes (Jetté, 1991 : 89) – des noms de villes, de paroisses ou même de rues! 

L’église Saint-Thomas de Joliette, une des nombreuses paroisses portant un toponyme masculin au Québec.
Source: Collections diverses de l’Institut Drouin (Fonds Pierre Colpron), GenealogieQuebec.com

Vous avez peut-être ainsi remarqué que les toponymes québécois sont loin d’être paritaires. On estime que les femmes représentent moins de 10% de la toponymie anthroponymique québécoise – autrement dit, pour chaque lieu qui porte le nom d’une femme, il y en a 10 autres qui portent le nom d’un homme (Beaudoin et Martin, 2019 : 1).

Devant ce constat, un mouvement pour la parité toponymique s’est créé. Sarah Beaudoin et Gabriel Martin, tous deux engagés dans la cause, la première en tant que militante féministe et le deuxième comme linguiste, se sont intéressé·e·s de près à l’enjeu et ont publié en 2019 un livre à ce sujet : Femmes et toponymie, de l’occultation à la parité. 

L’ouvrage offre un tour d’horizon étonnamment complet pour ses 125 pages : l’auteur et l’autrice dressent d’abord un portrait historique du mouvement pour la parité toponymique au Québec, puis s’attardent aux mythes et aux réticences courantes. De la supposée moindre importance de tendre vers la parité toponymique à la soi-disant insuffisance de femmes marquantes dans l’histoire, tous les arguments contre les résolutions visant à atteindre la parité toponymique sont examinés. 

Le développement de cet argumentaire permet à l’auteur et à l’autrice d’aborder différents concepts féministes (par exemple de définir le féminisme radical ou le patriarcat). Le livre démontre aussi une certaine sensibilité envers diverses oppressions (notamment le racisme et le colonialisme), en particulier pour les enjeux autochtones.
La page couverture se veut entre autres un hommage à An Antane Kapesh, cheffe de bande innue et autrice du livre bien connu Je suis une maudite sauvagesse – Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu. Toutefois, l’utilisation du terme « améridien » à quelques reprises dans le livre me semble fort dommage, puisqu’il est aujourd’hui considéré dérogatoire (Picard, 2018).

Le livre se termine par une banque de toponymes potentiels et par une charte pour la toponymie paritaire, ce qui permet de concrètement lier les revendications à la réalité du Québec. C’est aussi une bonne occasion de découvrir des figures féminines marquantes de notre histoire : parmi les 145 suggestions toponymiques, 10 font l’objet d’une courte présentation, dont plus de la moitié sont des femmes racisées et/ou autochtones.

Contrat notarié où sont mentionnées les villes de Sainte-Thérèse et Sainte-Anne-des-Plaines, toponymes féminins.
Source: Outil Contrats Notariés, GenealogieQuebec.com

Le livre accomplit l’exploit synthétique de rester très accessible tout en abordant en profondeur de nombreux enjeux. Ceux et celles qui ont peu de connaissances en toponymie ou en féminisme pourront s’y retrouver sans problème, je dirais même qu’il peut s’agir d’un excellent ouvrage d’introduction pour l’un ou l’autre de ces domaines. Les lecteur·trice·s présentant une certaine expertise ne seront pas en reste : même après des études universitaires en études féministes, le livre m’a permis d’affiner mon argumentaire et de découvrir des figures marquantes de notre histoire.

Somme toute, il s’agit d’une excellente lecture pour porter un regard différent sur nos recherches généalogiques aussi bien que sur nos promenades dans les rues de notre quartier!

Audrey Pepin


Liste de références :

Jetté, René. (1991). Traité de Généalogie. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 716 p.

Beaudoin, Sarah et Martin, Gabriel (2019). Femmes et toponymie, de l’occultation à la parité. Sherbrooke : Les Éditions du Fleurdelysé, 125 p.

Picard, Ghislain (2018, 26 septembre). « Non, les Autochtones ne sont pas des Amérindiens ». HuffPost Québec. Récupéré de https://quebec.huffingtonpost.ca/ghislain-picard/autochtones-pas-amerindiens-terminologie-colonialisme_a_23541813/

Les femmes : grandes oubliées des arbres généalogiques – Partie 3

(Cet article est en 3 parties. Cliquez pour consulter: Partie 1, Partie 2)

Nous avons donc vu dans le dernier article de cette série, les conséquences que pouvaient avoir l’effacement des femmes des histoires familiales. Heureusement, bien que les bases patriarcales dans lesquelles cet effacement prend racine soient solidement ancrées dans notre société, il est possible de les repenser et de les subvertir. Après en avoir pris connaissance, que peut-on faire? Comment la communauté généalogique peut-elle participer, à la hauteur de sa pratique, à construire une société qui se rapproche de l’idéal d’égalité entre les genres?

Deux femmes tirant à l’arc, 1942. Source: Fonds numérique de la BAnQ.

Tout d’abord, elle peut changer sa façon de parler. Dans la première partie de cet article, je soulignais que de nombreux termes du vocabulaire généalogique semblent exclure les femmes (Cousteau Serdongs, 2008 : 133). Cet enjeu se révèle d’une grande importance puisque plusieurs auteur.trice.s affirment que les mots, le langage, façonnent notre interprétation de la réalité (c’est notamment le sujet de l’hypothèse de Saphir-Whorf, voir Whorf, 1978. Sur le lien entre la linguistique et la condition des femmes, voir Yaguello, 2002). Francine Cousteau Serdongs (2008 : 134) propose donc l’établissement d’un vocabulaire non-sexiste en généalogie ainsi que d’un système de numérotation plus neutre.

Outre notre vocabulaire, nous pouvons aussi revoir notre façon de faire de la recherche. Cousteau Serdongs (2008 : 134) propose donc d’un même souffle la création d’outils de recherches qui facilitent la recherche de ses ancêtres femmes en les séparant de leurs maris : actuellement, à quelques exceptions près, notamment la « féminine », incluse dans les Grandes collections de l’Institut Drouin, la majorité des outils de recherche généalogique font les entrées aux noms des hommes.

Dans la Féminine de l’Institut Drouin, les couples sont classés sous le nom et le prénom de l’épouse. Source: La Féminine, Grandes Collections de l’Institut Drouin, GenealogieQuebec.com

Sur le plan individuel, Cousteau Serdongs invite également les généalogistes à s’intéresser à leur lignée matrilinéaire, remontée de mère en fille, à publiciser ces recherches et à tenter de réunir les descendant.e.s des pionnières utérines à travers des associations (2008 : 143). Cette descendance pourrait même être mise de l’avant par la mise en place d’une nouvelle tradition dans la passation des noms de famille. Pierre-Yves Dionne suggère ainsi dans son livre De mère en fille : comment faire ressortir la lignée maternelle de votre arbre généalogique (2004) « de transmettre à de futures générations le nom d’un ancêtre commun aux filles de la famille » (Reny et des Rivières, 2006).

Dionne présente aussi dans son livre ses propres démarches pour reconstruire sa lignée matrilinéaire, son ouvrage peut ainsi servir de référence pour quiconque désirant se lancer dans cette entreprise. Judy Russell (Clyde, 2017b) propose aussi des pistes de recherche pour ceux et celles qui éprouvent des difficultés à retrouver leurs ancêtres femmes : entre autres l’épluchage des registres de divorce, des écoles, des églises, etc.

Ensuite, nous pouvons penser à l’avenir. Pour éviter que les femmes soient ignorées ou considérées comme secondaires dans les recherches de demain, nous pouvons commencer à les visibiliser et à faire valoir leurs perspectives aujourd’hui. C’est d’ailleurs ce qu’ont commencé à faire plusieurs femmes généalogistes états-uniennes ayant participé à la recherche de Amy M. Smith (2008). L’une d’entre elles témoigne qu’elle tient un journal dans l’objectif de pouvoir le léguer à ses descendant.e.s afin qu’ils et elles puissent comprendre sa vie et sa perspective (M. Smith, 2008 : 93). En plus d’assurer une documentation du présent pour le futur, cette pratique représente les femmes comme sujets de leur propre histoire plutôt que comme figurantes dans celle des hommes.

Club de femmes catholiques à Westmount, 1943. Source: Fonds numérique de la BAnQ.

Plusieurs pratiques généalogiques féministes sont ainsi déjà activement appliquées par des chercheurs.es. J’aurai notamment l’occasion d’explorer plus en profondeur dans mes prochains articles la manière dont la généalogie peut servir à mettre en lumière le vécu des femmes ou à subvertir la division entre la sphère privée et publique, division qui joue un rôle primordial dans l’oppression patriarcale (voir Bereni et Revillard, 2009). Nous avons devant nous un monde de possibilités pour rendre la généalogie plus féministe : à nous de mettre la main à la pâte !

Audrey Pepin

Bibliographie

Bereni, Laure et Revillard Anne. (2009). La dichotomie “Public-Privé’’ à l’épreuve des critiques féministes : de la théorie à l’action publique. Dans Genre et action publique : la frontière public-privé en questions, Muller, P. et Sénac-Slawinski, R (dir.). Paris : L’Harmattan. p. 27-55.

Clyde, Linda. (2017b, 3 mai). Where to Look to Find Your Female Ancestors. Family Search [Blog]. Récupéré de https://www.familysearch.org/en/blog/where-to-look-to-find-your-female-ancestors

Cousteau Serdongs, Francine. (2008). Le Québec, paradis de la généalogie et « re-père » du patriarcat : où sont les féministes ? De l’importance d’aborder la généalogie avec les outils de la réflexion féministe. Recherches féministes vol. 21, no. 1, p.131-147. https://doi.org/10.7202/018313ar

Dionne, Pierre-Yves. (2004). De mère en fille : comment faire ressortir la lignée maternelle de votre arbre généalogique. Sainte-Foy : Éditions MultiMondes ; Montréal : Éditions du Remue-Ménage, 79 p.

M. Smiths, Amy. (2008). Family Webs: The Impact of Women’s Genealogy, Research on Family Communication. (Thèse de doctorat). Graduate College of Bowling Green State University.

Reny, Paule et des Rivières, Marie-José. (2005). Compte-rendu de Pierre-Yves Dionne De mère en fille. Comment faire ressortir la lignée maternelle de votre arbre généalogique. Montréal, Les Éditions Multimondes et les éditions du remue-ménage, 2004, 79 p. Recherches féministes, vol. 18, no. 1, p.153-154. https://doi.org/10.7202/012550ar

Whorf, Benjamin Lee. (1978 [1971]). Linguistique et anthropologie essai. Trad. de l’anglais par Claude Carme. Paris : Paris Denoël/Gonthier. 228 p.

Yaguello, Marina. (2002 [1978]). Les mots et les femmes. Paris : Éditions Payot. 257 p

Les femmes : grandes oubliées des arbres généalogiques – Partie 2

(Cet article est en 3 parties. Cliquez pour consulter: Partie 1, Partie 3)

Dans le précédent article de cette série, nous avons déterminé que les femmes sont souvent invisibilisées en généalogie, notamment parce que les lignées patrilinéaires sont les plus répandues (Jetté, 1991 : 110 ; Drouin, 2015) et que les femmes sont peu présentes dans le vocabulaire généalogique (Cousteau Serdongs, 2008 : 133). Ce problème est ancré dans l’organisation patriarcale de la société et dans la reproduction du sexisme dans les pratiques généalogiques. Nous nous attarderons maintenant à détailler les conséquences de cette invisibilisation et à comprendre pourquoi cette problématique mérite qu’on y accorde notre temps et attention en tant que généalogistes.

L’invisibilisation des femmes dans la construction des lignées généalogiques s’inscrit dans un système d’invisibilisation et de dévalorisation de leurs accomplissements ainsi que d’appropriation et de contrôle de leur travail et de leurs corps. Les conséquences sont bien tangibles. Francine Cousteau Serdongs affirme que « la méconnaissance de l’histoire des femmes à partir des femmes de sa propre lignée implique l’impossibilité de s’identifier à elles » (2008 : 138), l’impossibilité d’identifier aussi, ce qui a forgé notre famille et comment le genre a pu y jouer un rôle. Le patriarcat se reproduit non seulement dans la sphère publique, mais aussi dans la sphère privée, car les valeurs patriarcales (comme les impératifs imposés aux femmes sur leur apparence ou leurs comportements) sont souvent transmises dès leur plus jeune âge aux enfants, dans la sphère familiale.

Ne pas connaître l’histoire des femmes de sa famille peut donc nous empêcher de comprendre comment des traumas générationnels ou des perspectives genrées particulières se sont insérées dans nos dynamiques et notre culture familiale. Une meilleure compréhension de ces phénomènes jouerait certainement un rôle important dans la déconstruction des schèmes patriarcaux transmis dans la famille et dans la consolidation d’une solidarité entre femmes (Cousteau Serdongs, 2008 : 138).

Quatre générations de femmes en une photo, Wikimedia Commons.

L’effacement des femmes en généalogie a également tendance à aller de pair avec leur effacement dans la grande Histoire. Francine Cousteau Serdongs en donne plusieurs exemples (2008 : 135-136) mentionnant les femmes présentes sur le bateau la Grande Recrue et les épouses d’hommes célèbres comme Charles Le Moyne.

Mariage de Charles Le Moyne et Catherine Primot le 28 mai 1654 à Montréal. Source: Acte 47196, LAFRANCE, GenealogieQuebec.com

Cette invisibilisation joue un rôle certain dans la dévalorisation du rôle et du travail des femmes qui se perpétue dans notre société d’aujourd’hui : en effet, si on ne peut pas reconnaître les réalisations féminines du passé, pourquoi serait-on à même de le faire pour celles d’aujourd’hui ? Sans compter que, symboliquement, en négligeant les mères dans les recherches généalogiques, on dévalorise ce rôle et on nie leur implication dans la passation de l’héritage, alors que les hommes, de par la simple transmission de leur nom de famille, s’inscrivent très clairement dans une lignée (Cousteau Serdongs, 2008 : 132). Francine Cousteau Serdongs dira ainsi : « À la deuxième génération, les femmes sont ignorées, prétendument parce qu’elles ne portent plus le même nom de famille. Tout se passe comme si les femmes n’avaient pas de descendance et qu’elles ne faisaient qu’aider leur conjoint à en avoir une » (2008 : 133). On perpétue ainsi dans l’imaginaire collectif une longue tradition de conception des femmes uniquement comme « objets » et on leur retire leur agentivité (Cousteau Serdongs, 2008 : 139-140), alors que dans le concret, les femmes jouaient un rôle essentiel et actif, dans leurs familles comme dans la société.

Le domaine de la reproduction, l’espace privé, a même été historiquement relégué aux femmes. On a tenté de les y enfermer, pour les maintenir hors de l’espace public, des lieux de décision et de pouvoir : on retrouve des traces de cette division privé/public depuis l’époque de la Grèce antique et malgré les avancées féministes elle est encore, à certains égards, reproduite aujourd’hui (voir Bereni et Revillard, 2009). On les y a enfermées, certes, mais on ne les a même pas laissées être les maîtresses de ce domaine privé, les normes patriarcales s’y infiltrant sans cesse pour contrôler comment les femmes accomplissent leur charge de travail. La médicalisation des grossesses et des accouchements, tous les impératifs sur la façon d’élever leurs enfants, d’entretenir leurs maisons, les restrictions entourant l’avortement sont des exemples criants de ce contrôle et de l’appropriation du travail des femmes (dont celui qu’elles font avec les enfants) par les hommes (à propos de l’appropriation du travail des femmes, voir Cousteau Serdongs, 2008 : 141-142 ; Guillaumin, 1978).

Peinture d’une femme faisant la lessive

Comme s’il ne suffisait pas que la sphère privée soit contrôlée par des normes patriarcales, elle a aussi été largement dévalorisée (voir, entre autres, Robert, 2017). Le fait qu’on a longtemps refusé aux femmes la transmission de leur nom de famille à leur descendance et qu’on ne leur permet même aujourd’hui que très rarement d’apparaître de manière prédominante dans les histoires familiales, participe à l’appropriation du travail des femmes par les hommes ainsi qu’à ce contrôle patriarcal et à cette dévalorisation de la sphère privée.

Ces conséquences sont d’autant plus grandes pour les femmes racisées, qui se trouvent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppressions, comme le racisme et le sexisme. Pour les femmes autochtones par exemple, cette invisibilisation de leur rôle dans l’histoire familiale s’est reflétée par le retrait du « statut d’Indien » de celles qui mariaient un non-autochtone et de leurs enfants, les privant ainsi souvent de l’accès à leur communauté ainsi que de certains droits sociaux, culturels et politiques (voir Arnaud, 2014 : 213-217). La loi C-31 adoptée en 1985 a permis aux femmes qui avaient perdu leur statut à cause d’un mariage avec un allochtone de le regagner : toutefois, leurs enfants n’ont acquis qu’un statut non-transmissible, contrairement aux enfants nés d’un père autochtone, disposition qui ne sera changée qu’en 2010 (Arnaud, 2014 : 216). Le changement de loi n’a pas non plus suffi à faire accepter avec enthousiasme le retour de ces femmes autochtones et de leurs enfants par leurs communautés : celles-ci étaient en manque d’espace et d’argent et ne recevaient aucun support pour accueillir le retour de toutes ces personnes. Les femmes donnaient ainsi l’impression de bousculer l’ordre établi et de forcer la main à leurs communautés : le travail est donc loin d’être terminé.

Femmes autochtones avec leurs enfants, Vancouver, 1901, Wikimedia Commons

(Avertissement : mention de viol dans le prochain paragraphe.)

Cette conception des femmes comme porteuses de la lignée des hommes est aussi à l’origine d’un contrôle accru sur le corps des femmes notamment à travers des impératifs et de chasteté et de fidélité afin de tenter de s’assurer de l’origine paternelle des enfants (Knibiehler, 2012). Si on sort un peu du contexte québécois, on peut constater de nombreux exemples dans lesquels le viol a été utilisé comme une arme de guerre, passant par le corps des femmes pour punir certains peuples en « salissant leurs lignées généalogiques », les rendant « impures ». Véronique Nahoum-Grappe dira ainsi, concernant l’ex-Yougoslavie que « le viol devient une espèce de victoire sur le front de la guerre contre l’identité collective de l’ennemi, une invasion victorieuse de l’espace de sa reproduction » (1996 : 153). Bien que ça n’ait pas été documenté à ma connaissance, il est très possible que de tels événements aient aussi eu lieu lors de la colonisation du Québec. En 2014, Statistiques Canada rapportait d’ailleurs que les femmes autochtones avaient trois fois plus de chances d’être victime d’une agression sexuelle au cours de leur vie qu’une femme non-autochtone (Boyce, 2014).

L’effacement des femmes en généalogie contribue donc à perpétuer une culture patriarcale qui invisibilise et dévalorise les accomplissements des femmes ainsi que les oppressions qu’elles ont vécues dans la société et dans la famille, et qui s’approprie et contrôle leur travail et leurs corps. Il est donc primordial de trouver des moyens pour remédier à cette situation et participer à l’établissement d’une société plus juste à travers nos pratiques généalogiques : ce sera le sujet de mon prochain article.

Audrey Pepin

 

Bibliographie

Arnaud, Aurélie. (2014). Féminisme autochtone militant : quel féminisme pour quelle militance? Nouvelles pratiques sociales, vol. 27, no. 1, p.211-222.

Baillargeon, Denyse. Compte-rendu de Yvonne Knibiehler, La virginité féminine. Mythes, fantasmes, émancipation. Paris , Odile Jacob, 2012 221 p. Recherches féministes, vol. 25, no. 2, p.191-193.

Bereni, Laure et Revillard Anne. (2009). La dichotomie “Public-Privé» à l’épreuve des critiques féministes: de la théorie à l’action publique. Dans Genre et action publique : la frontière public-privé en questions, Muller, P. et Sénac-Slawinski, R (dir.). Paris : L’Harmattan. p. 27-55.

Boyce, Jillian. (2014). La victimisation chez les Autochtones au Canada, 2014. Statistiques Canada : https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/85-002-x/2016001/article/14631-fra.htm

Cousteau Serdongs, Francine. (2008). Le Québec, paradis de la généalogie et « re-père » du patriarcat : où sont les féministes? De l’importance d’aborder la généalogie avec les outils de la réflexion féministe. Recherches féministes vol. 21, no. 1, p.131-147. https://doi.org/10.7202/018313ar

Drouin, Mathieu. (2015). Patrilinéaire, mitochondriale et agnatique : trois façons de faire votre généalogie! Histoire Canada. Récupéré de https://www.histoirecanada.ca/consulter/genealogie/patrilineaire,-mitochondriale-et-agnatique-trois-facons-de-faire-votre-genealogie!

Guillaumin, Colette. (1978). Pratique du pouvoir et idée de nature : 1- L’appropriation des femmes. Questions féministes, no.2, p.58-74.

Jetté, René. (1991). Traité de Généalogie. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 716 p.

Knibiehler, Yvonne (2012). La virginité féminine. Mythes, fantasmes, émancipation. Paris : Odile Jacob, 221 p.

Nahoum-Grappe, Véronique (1996). Purifier le lien de filiation : Les viols systématiques en ex-Yougoslavie, 1991-1995. Esprit, no. 227 (12), p.150-163. https://www.jstor.org/stable/24277272

Robert, Camille. (2017). Toutes les femmes sont d’abord ménagères. Histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager. Montréal : Éditions Somme toute, Coll. « économie politique », 178 p.

Les femmes : grandes oubliées des arbres généalogiques – Partie 1

(Cet article est en 3 parties. Cliquez pour consulter: Partie 2, Partie 3)

Lorsqu’on m’a demandé d’écrire sur le féminisme et la généalogie, je me suis d’abord demandé ce que je pourrais bien avoir à dire. Si j’ai développé une certaine expertise dans le domaine du féminisme, suite à mes études universitaires sur le sujet et à mon militantisme, je ne connaissais la généalogie que de loin. J’ai donc dû commencer par une phase de recherche, pendant laquelle Google et la bibliothèque de mon université, l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), furent mes meilleurs amis. J’ai essayé plusieurs combinaisons de mots clés avec « généalogie », en anglais et en français : « femmes », « féminisme », « patriarcat », « sexisme »… 

L'arrivée des Filles du Roi / Eleanor Fortescue Brickdale - avant 1927L’arrivée des Filles du Roi / Eleanor Fortescue Brickdale – avant 1927, Bibliothèque et Archives Canada

Le premier constat qui est ressorti de ces recherches a été le fait que les femmes, dans les recherches généalogiques comme dans bien d’autres domaines, étaient souvent laissées de côté, au Québec comme ailleurs. 

Sur la situation spécifiquement québécoise, plusieurs spécialistes se sont prononcé.e.s : Francine Cousteau Serdongs, de son vivant chargée de cours à l’UQÀM en travail social, diplômée et praticienne de la généalogie, affirme que très peu de généalogistes québécois.es peuvent répondre lorsqu’on leur demande le nom de leur pionnière utérine (celle qui se trouve à l’origine d’une lignée de femmes, qu’on remonte de fille en mère) (Cousteau Serdongs, 2008 : 131). Elle souligne également que les termes utilisés en recherche généalogique (comme une bonne partie des termes de la langue française d’ailleurs, où « le masculin l’emporte ») semblent mettre les femmes de côté : on parle ainsi de fratrie lorsqu’on fait référence à un ensemble de frères et de sœurs et on ne prend souvent pas la peine de mentionner que l’ascendance ou la descendance est patrilinéaire puisqu’on la considère ainsi par défaut (Cousteau Serdongs, 2008 : 133).

Mathieu Drouin, historien québécois, souligne d’ailleurs que la généalogie patrilinéaire est la « manière la plus connue – et généralement la plus aisée – de reconstruire son ancestralité » (Drouin, 2015) et que la généalogie mitochondriale ou matrilinéaire est plutôt « contre-instinctive ». René Jetté, historien, démographe et généalogiste, fait le même constat dans son Traité de généalogie en affirmant que la généalogie patrilinéaire est « la forme la plus ancienne et la plus pratiquée » (Jetté, 1991 : 110).

Finalement, Pierre-Yves Dionne, praticien de la généalogie et auteur du livre De mère en fille. Comment faire ressortir la lignée maternelle de votre arbre généalogique (2004), insiste sur le fait que les noms de famille des femmes québécoises leur viennent presque toujours d’un homme et utilise la généalogie pour développer les bases d’une transmission à de futures générations du nom d’un ancêtre commun aux filles de la famille : c’es Francine Cousteau Serdongs, Cousteau étant le nom de famille de sa pionnière utérine (Cousteau Serdongs, 2008 : 145).

Bien que le rôle des femmes dans l’Histoire soit de plus en plus mis en valeur (on parle de plus en plus par exemple du rôle des Filles du Roi, voir entre autres le livre d’Yves Landry sur le sujet (1992)) et bien que des efforts concrets soient faits pour faciliter les recherches généalogiques qui les concernent (je souligne à cet effet les efforts de l’Institut Généalogique Drouin qui inclut dans ses Grandes collections la « féminine », un répertoire alphabétique de mariages où les entrées sont faites au nom des femmes), j’avancerai dans cet article que notre travail en la matière n’est pas terminé, car la généalogie, comme le reste de notre société d’ailleurs, a été construite sur des fondements patriarcaux qui ne peuvent se déconstruire que sur le long terme. Je me pencherai donc dans cette première série d’articles sur la situation des femmes dans les recherches généalogiques au Québec. Dans ce premier texte, je m’attarderai à comprendre ce qui fait en sorte que les femmes sont moins présentes que les hommes dans les recherches généalogiques ; je démontrerai ensuite, dans les articles suivants, quelles en sont les conséquences et les possibles solutions.

Comme je l’ai mentionné, notre société, pratiques généalogiques comprises, est une société patriarcale. Comme le souligne Geneviève Pagé, professeure de science politique à l’UQÀM, « le patriarcat ne signifie pas que toutes les femmes sont soumises à tous les hommes, mais bien que le groupe des hommes, de manière générale, domine le groupe des femmes. Ainsi, ce n’est pas parce qu’une femme a eu beaucoup de pouvoir […] que nous ne vivons plus dans une société patriarcale » (Pagé, 2017 : 354). Malgré, donc, les avancées que les femmes et les féministes ont fait en histoire, en généalogie et dans le reste de la société, nous vivons toujours dans un système patriarcal. En généalogie, la marginalité des lignées matrilinéaires dont plusieurs experts.es ont fait état en témoigne. Dans l’ensemble de la société, l’iniquité salariale, la sous-représentation des femmes dans les lieux de pouvoir (comme les instances politiques) et leur sur-représentation dans les statistiques d’agression conjugale et sexuelle le démontrent bien (voir Pagé, 2017 : 353-354).

Le patriarcat a donc forgé, à travers l’histoire, un héritage sexiste que nous n’avons pas activement construit, mais avec lequel nous devons composer et qui explique en partie pourquoi les lignées de femmes sont souvent invisibilisées dans nos recherches. Les moyens de passation du nom de famille, peuvent en effet donner du fil à retordre aux chercheurs et chercheuses. Tout d’abord, le fait que les femmes changent de nom de famille à chaque génération alors que les hommes transmettent leur nom de famille à leur descendance rend les lignées matrilinéaires moins évidentes.

Ensuite, le mariage a parfois pu brouiller les cartes dans le cas des femmes : si dans les actes des registres paroissiaux catholiques, elles conservent leur nom de jeune fille pour tout ce qui les concerne directement (mariage(s), décès) ou ce qui concerne leur époux (remariage, décès) ou ses enfants (naissances, mariages, décès), ce n’est généralement pas le cas des registres protestants et des recensements historiques canadiens jusqu’au début du XXe siècle où les femmes étaient nommées par le patronyme de leur époux tant que celui-ci était vivant (Jetté, 1991 : 436).

Mariage catholique: l’épouse est nommée sous son nom de jeune fille dans l’acte. Source: Acte 345331, LAFRANCE, GenealogieQuebec.com

Mariage protestant; l’épouse est nommée par le nom de famille de l’époux dans l’acte. Source: Acte 4778127, LAFRANCE, GenealogieQuebec.com

Judy Russell, généalogiste et diplômée en droit états-unienne, traite de la situation dans son pays. Elle précise que d’autres facteurs peuvent intervenir dans la difficulté de retracer certaines femmes lors d’une recherche généalogique. Le fait qu’elles ne recevaient que rarement un héritage, qu’elles ne pouvaient pas faire de démarches judiciaires en leur nom, posséder une terre ou un compte en banque, a effacé leurs noms de bien des registres (Clyde, 2017a). Ces sources restent complémentaires : généralement, ce sont les registres de mariages, de décès et de naissances qu’on utilise pour faire une généalogie et heureusement, on considère généralement le travail du Québec en cette matière assez exhaustif (Jetté, 1991 : 432), mais il y a toujours quelques oublié.e.s : lorsque ce sont des femmes, elles sont malheureusement plus difficiles à retrouver.

Malgré que cet héritage patriarcal nous ait été légué et que ce ne soit pas nous qui l’ayons activement construit, je crois qu’il est de la responsabilité de chaque membre d’une société de travailler à la rendre plus égalitaire. Après tout, ces orientations qui nous ont été léguées et qui mettent de l’avant les lignées d’hommes, nous les reproduisons jour après jour et nous avons le pouvoir de les changer. C’est ainsi que Francine Cousteau Serdongs remet en question l’organisation de la généalogie en tant que science et pratique, de même que les individus, peu importe leur genre, qui font des recherches autour de leur histoire de famille (2008 : 132). Je m’attarderai ainsi dans mes deux prochains articles à détailler les conséquences de cette invisibilisation sur la vie des femmes et à explorer plus en profondeur les pistes de solution possibles.

Audrey Pepin

Bibliographie

Clyde, Linda. (2017a, 26 avril). Ever Wonder Why It’s So Hard to Trace Your Female Ancestry? Family Search [Blog]. Récupéré de https://www.familysearch.org/en/blog/ever-wonder-why-its-so-hard-to-trace-your-female-ancestry

Cousteau Serdongs, Francine. (2008). Le Québec, paradis de la généalogie et « re-père » du patriarcat : où sont les féministes? De l’importance d’aborder la généalogie avec les outils de la réflexion féministe. Recherches féministes vol. 21, no. 1, p.131-147. https://doi.org/10.7202/018313ar

Dionne, Pierre-Yves. (2004). De mère en fille : comment faire ressortir la lignée maternelle de votre arbre généalogique. Sainte-Foy : Éditions MultiMondes ; Montréal : Éditions du Remue-Ménage, 79 p.

Drouin, Mathieu. (2015). Patrilinéaire, mitochondriale et agnatique : trois façons de faire votre généalogie! Histoire Canada. Récupéré de https://www.histoirecanada.ca/consulter/genealogie/patrilineaire,-mitochondriale-et-agnatique-trois-facons-de-faire-votre-genealogie!

Jetté, René. (1991). Traité de Généalogie. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 716 p.

Landry, Yves. (1992). Orphelines en France, pionnières au Canada. Les Filles du roi au XVIIe siècle suivi d’un répertoire biographique des Filles du roi. Montréal : Éditions Bibliothèque Québécoise, 280 p.

Pagé, Geneviève. (2017). La démocratie et les femmes au Québec et au Canada dans La politique québécoise et canadienne, Gagnon et Sanschagrin (dir.), 2e édition. Québec : Presses de l’Université du Québec, p.353 à 374.

Reny, Paule et des Rivières, Marie-José. (2005). Compte-rendu de Pierre-Yves Dionne De mère en fille. Comment faire ressortir la lignée maternelle de votre arbre généalogique. Montréal, Les Éditions Multimondes et les éditions du remue-ménage, 2004, 79 p. Recherches féministes, vol. 18, no. 1, p.153-154. https://doi.org/10.7202/012550ar